XI, parce que ce n’en est que le commencement

XI, parce que ce n’en est que le commencement

« Ah, l’histoire une sombre fidélité pour les choses tombées. » J.L. Godard.

Paris. Peut-être avec Shanghai la seule ville au monde où j’ai l’impression que peut m‘arriver quelque chose qui en vaut la peine. Comme on croise une cage à oiseaux pendue aux côtés d’antivols, des mains découpées dans des cartes à jouer ou des pas perdus menant à des cireurs de chaussures. Shanghai où j’ai aimé une rivière, la Suzhou he, et tous ses signes projetés sur les murs des usines ; là où, tout en bas du ciel, ceux qui passent sont en gris. Après l’automne, avant la nuit. En cotte de zingueur, en bleu de nuit.

Un terrain vague s’étirait entre le moulin de la Galette et la rue Caulaincourt : le Maquis. Un fouillis de planches et de cabanes où vivaient des rémouleurs, des biffins; tout ce qui tant bien que mal pouvait résister à la ville qui montait. On raconte qu’au milieu du 19e s. des promoteurs voulurent araser la butte pour élever des immeubles. Et qu’un siècle plus tard leurs successeurs embrasèrent Montmartre après la découverte du béton armé. Enfin l’on pouvait construire et l’avenue Junot percée, la fiction bâtir aussitôt son intrigue : L’assassin n’habita pas t-il au 21 ? une fiction tournée en 1942 par le cinéaste Henri-Georges Clouzot. Pour seul numéro aujourd’hui (le 21 de l’avenue Junot est introuvable mais a t-il seulement existé ?) celui d’un ancien comédien qui chaque jour fait les cent pas avec des poches avachies et des mots ébréchés ; ce genre de poches faites pour les culs de bouteille, les rêves aux forceps, les solitudes à tue-tête qui avalent les mots, les pavés, tutoient Dieu, les étoiles, les platanes, ignorent les passants et puis un jour vous attrapent et vous fourrent dans l’œil comme la pointe d’un mot à cran d’arrêt que soudain vous fixez, ahuri, stupéfait : il a dit, sans rien savoir des choses que chacun combine, devinant seulement celles qui s’emboîtent et emboîtent nos vies aussi sûrement qu’une poupée russe ; il a dit, en montrant les racines de l’arbre foudroyé, débité depuis : « La vie, sale garce ! De l’autre côté, c’est la Chine ? Pas vrai ? » Peut-être; en tout cas j’en revenais. Mais avant de troquer Paris contre Shanghai j’avais vécu à Lyon, à Monplaisir, dans ce quartier dominé par le Château Lumière.

Château Lumière, Monplaisir 1910 © Collection privée

Cette magnifique demeure témoigne toujours de la réussite industrielle qu’ont connue les Lumière : le père, Antoine, peintre et photographe, puis ses ses deux fils, Auguste et Louis, inventeurs du cinématographe. J’avais découvert chez un bouquiniste des quais de Saône, un petit opuscule d’une vingtaine de pages écrit par un certain Victor Perrot. Son prix était élevé car une lettre originale, manuscrite, adressée à Louis Lumière était collée sur la page de garde de cette plaquette au titre prometteur : Une grande première historique.

« Qu’est-ce que le cinéma ? C’est une « écriture », l’ancienne écriture idéographique, la première écriture de l’humanité. Pour conserver le souvenir des faits dont il était le témoin, pour exprimer sa pensée, l’Homme a commencé par dessiner les objets mêmes rappelant ces faits; puis par figurer ses idées à l’aide de signes, ayant le plus d’analogie avec l’idée à représenter. Qu’en pensez-vous ?  Victor Perrot ».

Une partie de la lettre était reproduite dans l’opuscule et ses réflexions poursuivies par l’auteur : « La difficulté, faute de moyens suffisants, de rendre les idées surtout abstraites, autrement que par des rébus compliqués (voir les hiéroglyphes) a donné naissance à l’écriture phonétique ou alphabétique actuelle. (…) L’expression de la pensée humaine, dans toutes ses manifestations s’imprimera t-elle en caractères photographiques, au lieu de l’être en caractères alphabétiques ?

Pour la première fois une comparaison entre cinéma et langage était esquissée (1). L’auteur décrivait nombre de situations rocambolesques. De ces histoires qui font plus tard les légendes : « Un des films qui m’a le plus frappé, c’est celui de l’atterrissage du premier aéroplane de l’aviateur Parisot, sur l’esplanade des Invalides. On le vit arriver par l’avenue Alexandre-III, il plana sur l’esplanade et, en piquant sur le terre-plein, se cassa une aile sur un bec de gaz qu’il démolit, pour aller renverser un appareil cinématographique dont l’opérateur n’eut que le temps de fuir. Les gardiens de la paix arrivèrent aussitôt et dressèrent procès verbal au milieu d’une foule curieuse et amusée. » Des années plus tard, les faits me rappelaient à leurs objets et leur correspondance semblait faire écho à celle de ces deux hommes.

Ombre chinoise du profil de Victor Perrot © Sylvie Antoine

Parmi les vieux papiers qu’un chineur du quartier étalait devant moi – comme cette belle silhouette en ombre chinoise ou ce petit mot signé de la main de Méliès – un document avait  retenu mon attention. Sur la couverture était écrit à la main : « Mon exemplaire rectifié, lettre de L. Lumière, à conserver. »  Une lettre dactylographiée ainsi qu’une photographie étaient respectivement collées au début et à la fin de l’opuscule que j’avais immédiatement  identifié avant de déchiffrer les quelques lignes manuscrites qui figuraient en bas de page : Une grande première historique.

« Mon Cher Ami,

Je viens de recevoir la pittoresque plaquette si documentée que vous venez de publier et vous remercie cordialement d’avoir écrit cet opuscule et de me l’avoir envoyé revêtu de votre aimable dédicace. Vous y donnez des précisions que bien peu de personnes connaissent encore depuis l’époque où se passait l’événement que vous voulez bien rappeler. Il n’était pas à ce moment tombé autant de neige sur mon crâne et nous vivions des temps heureux contrastant singulièrement avec l’agitation belliqueuse internationale actuelle. Reverrons-nous jamais un calme aussi agréable ? C’est peu probable mais il ne faut pas désespérer, cependant. » Signé : Louis Lumière.

Dernier entretien avec Louis Lumière, avril 1938, Château des Brouillards © Sylvie Antoine

Sur la photographie, assez mal tirée par ailleurs, on distingue deux hommes en train de converser au milieu d’un jardin devant une table bien garnie. L’un d’eux, pour avoir maintes fois croisé sa silhouette dans le musée du château Lumière, était Louis Lumière. L’autre, de stature fluette, avait une figure hérissée de poils, du front au menton, avec ce profil « troisième République » impeccablement lissé. Au dos une légende avait été rapidement griffonnée: « Montmartre, château des Brouillards, 11 rue Girardon, dernier entretien avec Louis Lumière ». Ce second personnage était, sans aucun doute, Victor Perrot. Ainsi à quelques années de distance, j’avais suivi une relation épistolaire qui avait commencé à deux pas du Château des Lumière avec Victor Perrot, propriétaire des Brouillards pour se poursuivre au château des Brouillards avec Louis Lumière comme dernier épistolier.

Le temps est taquin.

La château des Brouillards © www.philippepataudcélérier.com

Je me souviens d’avoir longtemps cherché sur la Butte les traces du passe muraille. Garou-Garou, le fonctionnaire Dutilleul, l’employé de troisième classe au ministère de l’Enregistrement, habitait au 75 bis de la rue d’Orchampt dans la nouvelle écrite par Marcel Aymé. Rien. Mais au numéro 15 surgissait « Le Poirier sans pareil », une librairie bien réelle, droite et sombre comme une armoire normande avec une devanture vert bouteille et deux ouvrages en vitrine : Le passe muraille et La rue sans nom. La librairie était tenue par Jacques S., ancien surréaliste et ami du poète Benjamin Péret. Un petit bonhomme toujours chahuté par des battements de cœur, les mains sur les hanches anguleuses comme des tiroirs, avec des plis de chemise pareils à du brouillon froissé. Sensible aux mots comme une feuille au vent. Rare. Parfois la foudre, une hache, un hochement de menton pis qu’une cognée, un coup sec, l’air, le vide, Jacques éclatait de rage. Et puis un jour, plus rien.

La librairie est fermée. Aussi étroite qu’un cercueil avec une jolie plinthe de ciel pour fronton. Son nom, elle le tirait d’une guinguette qui possédait pour zinc une ramure sans pareille. Un poirier si colossal que le patron jetait tables et chaises sur les branches pour le bonheur des Parisiens qui dînaient au-dessus des passants. La place s’effondra, sapée par les carrières à plâtre. Succédèrent le Rendez-vous des poètes, la maison du Trappeur, puis le Bateau-Lavoir, un atelier, une ménagerie : trois chats siamois, une guenon, une tortue verte, une souris blanche. Trempez-la dans l’huile ?Et sur les toiles, des figures cubiques dévisagées par les copains embarrassés. « Picasso, que dirais-tu si tes parents t’attendaient à la gare de Barcelone avec des gueules comme ça ? » (2)

Montmartre © ppc

« Enchantez la vulgaire réalité ! », soufflait Apollinaire. Je me souviens du « con à la moto jaune » de la rue Lepic, appelé ainsi par un écrivain de la Butte et le con de se reconnaître dans l’un de ces bouquins moins par sa connerie que par la couleur de sa moto et le con de peindre sa moto en rouge. Rouge sang, le con ! Couleur des flamboyants. Et l’auteur de publier un nouveau récit avec l’histoire du « con à la moto rouge ». Et le con, vert de rage, de porter plainte. Et chacun de s’interroger au comptoir de La Divette, à coups de petits blancs, sur le spectre lumineux de la connerie.

Et puis, au bout de la rue, de cette rue qui dévale la Butte mieux qu’un décolleté, une femme, figure ronde, yeux noirs, lèvres rutilantes, deux beaux caillots de sang. Les mains pendues à ses tresses, elle tire une langue rouge pareille à une banquette qui ne claque qu’à grands coups de : « Je t’emmène ! » Sentinelle aux cent pas à deux pas d’un étal d’épicerie, elle vous amène où ça ?  Pardi ! Chez elle ! Au Paradis ! Mille fois par jour, un départ pour Cythère à deux hanches d’une botte de radis. Un lopin de ciel, une taule de geôlier qui n’attend pour s’ouvrir que ses clefs énormes qu’elle fait cliqueter sous les fesses avec la vigueur d’une baguette de sourcier, dans ce quartier où un chiffonnier pouvait être surnommé Dostoïevski.

« Toi, qui au féerique matin, viens enlever les débris encore vivants quand j’éteins ma bonne grosse lampe, toi que je ne connais pas, mystérieux et pauvre chiffonnier, toi, chiffonnier, je t’ai nommé d’un nom célèbre et noble, je t’ai nommé  Dostoïevski » (3).

Aussi sous un carré de lumière tremblant comme un jupon clair, au X du boulevard de Clichy, se trouve Le Bistrot du Curé. Oui, côté pair, entre sexes et lingeries, là où les devantures hard ont l’opacité des enceintes, et les saintes en vitrine une blancheur immaculée. Sous l’enseigne, une Vierge à l’Enfant drapée dans un champ de marguerites. Un petit air de grand air devant une promenade en zinc bordée de ballons de rouge aussi joufflus que des coquelicots fleurant la grenadine. Les menus s’effeuillent, pétales de gras au bout des doigts. Sur les tables, tous les appétits ; pour les plus fidèles, l’agneau en navarin. Oui, un bistrot grand comme un péché du monde, coincé entre un sexodrome et une boutique pleine de cuirs, de latex, de bottes de sept lieues, cuissardées si hautes qu’on prie à jamais la crue tant annoncée.

« Ah Monplaisir ! » Mankiewicz mettait ses pas à l’endroit précis où Louis Lumière, un siècle plus tôt, avait posé les siens pour filmer la sortie des ateliers Lumière. Le cinéaste fouillait d’un œil vif le trou noir formé de ses doigts. Cinquante secondes, dix-sept mètres, huit cents photogrammes, trente-cinq millimètres. Ses pieds tâtonnaient. Mankiewicz exultait. Il retrouvait le regard du premier des cinéastes :

« Sur l’écran apparaît une projection photographique. Jusqu’ici rien de nouveau. Mais tout à coup, l’image de grandeur naturelle ou réduite suivant la dimension de la scène, s’anime et devient vivante. C’est une porte d’atelier qui s’ouvre et laisse échapper un flot d’ouvriers et d’ouvrières, avec des bicyclettes, des chiens qui courent, des voitures; tout cela s’agite et grouille. C’est la vie même, c’est le mouvement pris sur le vif » écrit Victor Perrot.

Oui, c’était bien dans cette rue du huitième arrondissement lyonnais, couverte à l’automne de bogues de marrons, renommée rue du Premier-Film que Louis Lumière, le 18 mars 1895, avait installé son invention, le cinématographe, et réalisé le premier film de l’histoire du cinéma : « La sortie des Usines Lumière ».

Entrez ! Venez voir !

Des ombres chinoises sont exposées au château Lumière. « Un procédé, explique la légende, repris par Rivière et Caran d’Ache au cabaret du Chat Noir de 1887 à 1897». On dit qu’Henri Rivière, voulant illustrer les paroles d’un ami chansonnier, s’était mis à agiter de petits personnages découpés dans du carton derrière une serviette blanche. Les pièces d’ombres étaient lancées. Le cabaret le plus célèbre de la Butte, avec pour devise : « Montjoye, Montmartre », devenait le premier théâtre d’ombres comme on disait alors, la première salle obscure comme on dira plus tard, les ombres ayant entre temps changé de camps.

Sortie des usines Lumière, rue Victor, Monplaisir, Lyon © www.philippepataudcélérier.com

Mais ce qui me fascinait le plus était ce disque en carton répondant au nom étrange de Thaumatrope. Sur ses deux faces une image dessinée : un oiseau d’un côté, une cage vide de l’autre. On fait pivoter le disque sur lui-même jusqu’à torsader les cordelettes dont il est prisonnier et puis on lâche. Le disque se met à tourner violemment autour de son axe. L’oiseau entre et sort de la cage. Une illusion d’optique liée à la persistance rétinienne, la persistance des sensations lumineuses sur la rétine. Peut-être. Sûrement. Mais qu’en est-il des domaines où les lois rationnelles de la physique n’ont plus cours ? De ces choses qui dialoguent à notre insu puis s’adressent à nous comme deux dessins se superposent. De ces persiennes résistantes, contrepèteries du réel qui nous font entrevoir ce que nous ne voyions pas comme une image se révèle dans l’alternance de ses ombres et de ses lumières ; ou dans la correspondance de ces deux hommes qui – de mon plaisir au mont des martyrs, étymologie possible de Montmartre – dialoguent sur ce nouvel art qu’est le cinéma… sans remarquer qu’ils en ont déjà pris la syntaxe – noir et blanc – en habitant respectivement au château des Lumière et des Brouillards…

Enchantez ! Enchantez ! Il en restera toujours quelque chose, des antivols aux côtés d’une cage vide, un passe muraille, forcément hors champ – rue d’Orchampt – ou cette femme qui hurlait : « de l’air ! » en jaillissant d’un immeuble qui avait le « gaz à tous les étages ».

Venez voir ! Venez voir !

« … Un homme se promène de long en large, distribuant des prospectus aux passants qui se hâtent vers l’entrée illuminée de l’Olympia; des paroles accompagnent son geste : « Ce soir, première représentation du Cinématographe; venez voir les merveilleuses projections animées des frères Lumière, de Lyon ! »

C’était la première projection publique de ce curieux appareil baptisé avec deux mots grecs : kinema, mouvement et graphein, écrire.

L’écriture en mouvement comme un corps marchant…

« Entrez !  Entrez !  Venez voir ! »

Shanghai après Paris. Peut-être encore et puis…

  • (1) Cette lettre publiée dans le Crapouillot en 1919 a été reprise dans : À Paris, il y a soixante ans naissait le cinéma, Victor Perrot, cinémathèque française, 1955, Paris. « C’est Victor Perrot qui pour la première fois, dans un article publié en 1919, a parlé du cinéma comme d’une écriture, d’un langage ». La sémiologie en question, Jean Miltry, Les éditions du CERF, 1987. 
  • (2) Souvenirs sans fin, André Salmon, Gallimard, 1955. 
  • (3) Le cornet à dés, Max Jacob, La rue Ravignan, Gallimard, 1945.

à suivre chapitre II

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